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Histoire & Patrimoine en Haut Berry Giennois
16 avril 2019

Tragédie patrimoniale à Notre-Dame. Sous les déblais la rage.

 

 

« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée » Victor Hugo, Notre-Dame de Paris.

 

Notre Drame (Libération

 Ce 15 avril 2019 restera dans nos mémoires. Il sera à tout jamais le jour qui vit se réaliser la prophétie hugolienne. Jamais dans toute sa longue histoire la plus célèbre des cathédrales de France n'avait connu pareil désastre. Sa charpente exceptionnelle, une des plus grandes et des plus anciennes de notre pays n'est plus qu'un souvenir. La majeure partie de ce travail avait été réalisée entre 1220 et 1240 mais une partie des 1300 chênes utilisés pour la construire était issue d'une charpente provisoire posée sur le choeur dès les années 1170, tandis que certaines pièces de remploi remontaient aux VIIIe et IXe siècles. Alors que dans l'émotion divers observateurs, souvent peu connaisseurs, parlent déjà de reconstruire, de réparer, il faut avoir à l'esprit que s'il est bien évident que la cathédrale sera restaurée, nous avons perdu pour toujours des trésors inestimables et irremplaçables. C'est une partie de l'âme de ce monument qui a rejoint les cieux sous nos yeux dans la fin de cette triste journée du 15 avril.

 

Alerté dès les premières minutes, j'ai aussitôt pris les images tournées en direct sur place par des vidéastes professionnels et amateurs. Alors qu'à 18h50 n'était annoncé qu'un départ d'incendie à Notre-Dame, les premières vues du sinistre montraient déjà toute son horreur et toute son ampleur. Il était évident à l'historien de l'art que je suis que le comble, la Forêt, était irrémédiablement perdu. Impossible pour les pompiers d'intervenir assez vite, ni même d'intervenir tout court vu la hauteur, l'immensité et l'intensité du foyer. La violence de l'incendie était perceptible au premier regard dans la vitesse ascentionnelle inouïe des fumées et dans le rougeoiement très particulier des flammes. Alors que la plus grande partie de la charpente était encore debout il était clair que nous assistions en direct et impuissants à sa fin.

 Cette catastrophe nous saisit d'autant plus qu'elle nous prend par surprise et qu'elle est absurde. Notre-Dame avait tout connu : guerre de Cent Ans, Révolution de 1789, de 1830, de 1848, Cummune de Paris en 1871 durant laquelle on avait tenté de l'incendier comme le furent l'Hôtel de Ville voisin et le palais des Tuileries. Enfin l'occupation et la Libération de Paris durant la seconde Guerre Mondiale. Et de tout cela elle était sortie indemne. C'est de tout évidence un accident stupide, vraisemblablement lié (il faut rester prudent à l'heure où nous parlons car l'enquête ne fait que commencer) à un chantier de restauration en cours sur la flèche de Viollet-le-Duc qui en a été à l'origine; comme c'est malheureusement si souvent le cas... Comment ne pas penser à l'incendie de la cathédrale de Nantes, le 28 janvier 1972 causé par un chalumeau qu'un ouvrier avait oublié d'éteindre, à l'incendie de la basilique Saint-Donatien dans la même ville de Nantes le 15 juin 2015 déclenché par un accident lors d'une soudure.

 

 

C'est l'incendie de la charpente du logis royal du château d'Angers le 10 janvier 2009 pour les mêmes raisons. Les amoureux du patrimoine maritime penseront bien sûr également l'incendie du paquebot "NORMANDIE" dans le port de New York le 9 février 1942, causé une fois encore par l'imprudence d'un soudeur et l'absence de toute précaution élémentaire, qui entraîna la perte du plus beau navire de l'histoire.

 

 


 Dans la région de Gien, cet incendie ne peut pas ne pas nous rappeler celui qui détruisit le comble et l'étage du Petit Château d'Autry-le-Châtel en 2003. Là encore le feu naquit d'une soudure mal maîtrisée lors de travaux de restauration au niveau du comble du XVe siècle qui fut entièrement détruit par les flammes après le départ des ouvriers, comme hier le comble de Notre-Dame. En qualité de spécialiste, ce n'est jamais sans appréhension que je vois des travaux avoir lieu dans ou autour du comble d'un édifice ancien car tous les historiens de l'art savent le risque inhérent à de telles opérations.

 

Autry-le-Châtel, le Petit Château (photo de l'auteur)

 

Des Monuments Historiques négligés, abandonnés par l'Etat

 

Devant les images en direct de Notre-Dame en flammes, ce n'est pas seulement l'incrédulité, la tristesse, la douleur, l'angoisse qui m'étreignent ce 15 avril. A ces sentiments s'ajoute, chez moi comme chez mes collègues historiens et historiens de l'art, la colère. Une colère froide. Parce que ce drame était évitable. Parce qu'il était écrit. Ecrit au sens propre par Victor Hugo qui avait imaginé, mis en scène un tel incendie sous sa plume afin d'attirer l'attention de ses contemporains sur l'état du monument au XIXe siècle et le risque de destruction qu'il courait. Ecrit surtout par les gouvernements successifs de notre pays, particulièrement ces dernières années (mais globalement depuis la fin de l'ère François Mitterrand) pour lesquels la culture, bien qu'ils s'en défendent à chaque fois, a été inlassablement une variable d'ajustement privilégiée. Ces dernières années, tous ont prétendu "sanctuariser" voire "augmenter" son budget quand en réalité ce budget était en baisse continuelle, ces soi-disant augmentations ne rattrapant même pas l'inflation annuelle, encore moins l'inflation cumulée des années précédente où les budgets étaient reconduits au centime près. Un budget du ministère de la Culture qui s'élève à 10 milliards d'euros. Somme qui paraît énorme mais qui est en réalité bien dérisoire au vu du nombre effarrant de domaines de compétences (ou d'incompétences, c'est selon le point de vue) de ce ministère pour qui le patrimoine est depuis longtemps le parent pauvre à qui l'on fait l'aumone a minima et auquel on n'affecte de s'intéresser que lorsqu'une caméra tourne. Preuve en est la place qu'occupent les Monuments Historiques et leur entretien dans ces 10 milliards d'euros annuels : 3%. Oui, vous avez bien lu : 3% ! Soit 300 millions d'euros pour entretenir l'ensemble des 45.000 Monuments Historiques et 260.000 objets classés. Le calcul est vite fait dont il résulte l'indigence inouïe des sommes allouées à l'entretien de notre patrimoine national, régulièrement obligé de faire la manche pour survivre à coups de souscriptions populaires (on nous en parle déjà pour Notre-Dame, et les travaux qui étaient en cours étaient déjà l'objet d'une souscription), de mécénat privé etc, alors que les cathédrales, propriétés de l'Etat depuis 1905 (sauf rares exceptions, les églises construites avant 1905 sont quant à elles propriété des communes), devraient être entretenues par l'Etat sur les fonds levés via l'impôt, car cela relève de ses missions régaliennes. La création récente du loto du Patrimoine, si elle découle d'une intention parfaitement louable de la part de ses inventeurs parmi lesquels l'animateur Stéphane Bern,  dénonce par le seul fait de son existence la situation de précarité extrême dans laquelle le patrimoine de ce pays est plongé depuis des années.

"L'état du patrimoine n'est pas du tout à la hauteur du niveau d'un grand pays. On a rogné sur les budgets, cherché des pis-aller, jusqu'au dernier, le loto du patrimoine. Tout ça est bien sympathique mais le patrimoine, c'est une charge régalienne, c'est l'image de la France, c'est notre histoire ! A force de faire des petits bouts de trucs à droite et à gauche, on finit par le mettre en danger."Alexandre Gady (16/04/2019 pour France Info), historien de l'art, directeur du Centre André Chastel, professeur à l'Université Paris-Sorbonne, président de la Société pour la Protection des Paysages et de l'Esthétique de la France, membre de la Commission Nationale de l'Architecture et du Patrimoine (ex-Commission Nationale des Monuments Historiques).

 

En finir à tout prix avec les visions économiques de court terme

 

En tout domaine et depuis des années, les visions politiques dans notre pays sont exclusivement des visions de court terme incompatibles avec une politique d'investissement qui devrait être celle de tout bon gouvernant. Or notre patrimoine est un investissement. Un investissement sur notre avenir. Non seulement culturel mais également économique. Et le monument dont nous pleurons la ruine aujourd'hui est emblématique : Notre-Dame est le monument gratuit le plus visité au monde (au monde !) avec 12 à 14 millions de touristes et de pèlerins accueillis chaque année. Ce sont ces monuments, ce sont nos paysages, c'est tout notre cadre de vie qu'ils participent de créer qui fait l'attractivité de notre pays et en fait l'une des destinations touristiques les plus prisées au monde. Investir dans l'entretien de notre patrimoine sous toutes ses formes c'est donc investir non pas dans notre passé, comme le croient nombre de petites cervelles, mais bien dans notre avenir et celui des générations suivantes.

Car nous ne sommes pas propriétaires mais seulement dépositaires de ces monuments et de ces oeuvres d'art que d'autres ont créés avant de nous les transmettre, à charge pour nous de les conserver et de les transmettre à notre tour. Pour cela on ne peut se contenter de quelques euros distribués chichement tous les ans (à condition d'avoir d'abord bien rempli le formulaire rose, qui vous donnera accès au formulaire vert, qui vous permettra d'obtenir le formulaire bleu, qui lui-même vous permettra de vous faire délivrer le formulaire mauve nécessaire à l'obtention du laissez-passer A38 comme stipulé dans la circulaire B64. Cf. Astérix et les Douze Travaux.) Et ce d'autant moins qu'un édifice mal ou insuffisamment entretenu se dégrade; et plus il se dégrade, plus sa remise en état coûte cher, remise en état qu'un entretien régulier à peu de frais permet d'éviter. 

Car les travaux de grande ampleur qui étaient en cours à Notre-Dame et qui devaient durer au moins jusqu'en 2022, estimés à 168 millions d'euros (il s'agissait "juste" de conforter la flèche de Viollet-le-Duc à ce prix-là) auraient pu être évités si l'édifice avait été correctement entretenu dans les dernières décennies. Mais ça n'a pas été le cas. La flèche par exemple n'avait plus été touchée depuis 1930. Et même devant l'urgence à intervenir sur cette flèche les autorités responsables ont traîné les pieds, repoussant continuellement le moment de l'intervention. Une intervention qui n'aurait pas été nécessaire si l'entretien avait été fait convenablement. Entretien qui aurait non seulement permis d'économiser de l'argent public (car il est toujours considérablement moins coûteux de procéder à un entretien régulier plutôt que de laisser les choses se dégrader jusqu'au point de non retour) mais qui aurait évité par contre-coup la nécessité de ce chantier  lourd durant lequel un probable accident a détruit un patrimoine irremplaçable, et failli rayer de la carte purement et simplement l'un des monuments les plus célèbres de la planète.

 

Monuments négligés, vies humaines en danger

 

Par ailleurs, ce défaut d'entretien de nos Monuments Historiques ne met pas uniquement en danger les monuments eux-mêmes, ce qui n'est déjà pas tolérable, mais au-delà de cela il met en grand danger des êtres humains : les personnes qui fréquentent ces monuments (visiteurs ou travailleurs) et plus encore les forces d'intervention qui se portent à son secours quand, comme à Notre-Dame, la situation tourne au drame. C'est inacceptable ! Nous ne devons qu'à la chance le bilan humain de la catastrophe de ce 15 avril ! Chance épaulée par l'expérience et le professionnalisme des forces d'intervention. Nous ne pouvons pas tolérer une seconde que nos forces de police comme nos pompiers doivent exposer leurs vies pour lutter contre des sinistres parfaitement évitables ! 

Je profite de ces lignes pour saluer le courage, la compétence, la détermination sans faille des services de secours des pompiers de Paris dont l'action combinée a permis de sauver d'une destruction complète ce joyau qu'est Notre-Dame. J'associe à cet hommage toutes les personnes, souvent des professionnels de la culture (conservateurs, architectes du patrimoine) mais pas seulement, accourus dès les premières minutes du sinistre et qui ont pu les épauler dans le sauvetage des oeuvres d'art contenues par l'édifice en formant une véritable chaîne humaine alors que la charpente brûlait au-dessus de leurs têtes et que ses voûtes s'effondraient ou menaçaient de s'effondrer.

 

L'alibi fallacieux de la caisse vide

 

On m'objectera probablement que l'Etat n'a pas d'argent. Je pourrais répondre en plusieurs pages argumentées mais soyons synthétique. Notre pays n'a jamais généré autant de richesses qu'aujourd'hui, et l'Etat manque d'argent ? Il est certain qu'à force de se défaire à vil prix de nos autoroutes (construites et financées par l'Etat, rapportant plusieurs milliards d'euros par an avant leur privatisation par le gouvernement Villepin), de nos télécoms (gouvernement Jospin; ne vous inquiétez pas, il y en a pour tous les bords à ce petit jeu depuis 20 ans), d'EDF-GDF, de notre poste, bientôt de nos barrages et de nos aéroports, à supprimer les impôts des citoyens les plus riches, à ne pas lutter efficacement contre la fraude fiscale, etc etc... et encore je ne dis rien des opérations délirantes comme l'EPR de Flamanville; alors oui, oui il ne restera bientôt plus grand chose dans les caisses. (Au fait, je vous pose la question juste comme ça : il viendrait à l'esprit de quel rentier, et plus généralement de quel bon gestionnaire, de se séparer délibérément de ses sources de revenus de la sorte ?) Mais il faut croire  que de l'argent il en reste tout de même un peu puisque, comme le rappelait fort justement Didier Rykner (La Tribune de l'Art) ce 16 avril 2019 au micro de France Info : "on va dépenser des milliards d'euros pour les Jeux Olympiques en 2024 qui vont nous ruiner et avant cet incendie, on n’avait pas l’argent pour entretenir la cathédrale ? Je ne cache pas une certaine colère, qui est aussi celle de beaucoup d'historiens d'art et beaucoup de conservateurs."

Par ailleurs, comme nous l'évoquions plus haut, si l'Etat n'a pas d'argent, il a d'autant moins intérêt à laisser pourrir son patrimoine sous peine de devoir payer bien plus cher lorsqu'il faut réparer des décennies d'incurie. Mais évidemment, engager des investissements raisonnés, bloquer des budgets annuels, même modestes pour l'entretien régulier du patrimoine n'entre pas dans les calculs de gouvernants qui ne font que passer aux affaires quelques années voire quelques mois. Après quoi, leur mandat  terminé, ils bénéficieront de la plus parfaite impunité face aux conséquences désastreuses des politiques qu'ils auront menées en parfaite connaissance de cause la plupart du temps. Et après cela ce sont les gens comme moi que l'on qualifie de rêveurs voire d'irresponsables. Cela ferait sourire en d'autres circonstances.

Alors oui, Notre-Dame renaîtra de ses cendres, qui imaginerait le contraire ? Encore faudra-t-il être vigilant à ce qu'on ne déshabille pas davantage Pierre pour habiller Paul... Mais ces cendres sont encore fumantes que ceux-là mêmes dont l'oeuvre de sape laborieuse, méthodique, nous a conduit au désastre s'emparent à nouveau du corps désarticulé pour en faire le jouet de leurs ambitions. Un objectif de reconstruction à cinq ans selon Emmanuel Macron. Eté 2024 donc. Ca ne vous rappelle rien cette échéance ? Amusant... ou pas.

 

Dans un prochain billet nous nous intéresserons à Maurice de Sully (1120-1196). De qui s'agit-il ? Tout simplement du créateur de Notre-Dame de Paris, natif de Sully-sur-Loire, à quelques kilomètres à peine des limites de notre Haut-Berry Giennois. 

 

Pour aller plus loin :

 

Incendie de Notre-Dame : " C'est à l'État de prendre en charge la reconstruction "

Jean-Michel Leniaud : Il est encore prématuré d'évaluer l'étendue des dégâts, mais il s'agit d'une atteinte grave, d'une mutilation effrayante de l'histoire de notre pays. Même si le monument a été remanié au fil des siècles, Notre-Dame c'est un tout, qui remonte à l'époque mérovingienne. C'est un lieu qui a été constamment habité depuis lors.

https://www.la-croix.com

 

"Notre-Dame, c'est l'incendie de trop" : pourquoi les historiens de l'art et spécialistes du patrimoine sont en colère

Les architectes et les historiens de l'art dénoncent un manque cruel d'entretien dans les bâtiments du patrimoine français. Après l'incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, lundi 15 avril,qui a presque entièrement détruit la toiture de l'édifice, les architectes et les historiens de l'art font part de leur colère froide face au manque d'entretien de ces bâtiments.

https://www.francetvinfo.fr

 

Notre-Dame de Paris ravagée par les flammes : quel avenir pour la cathédrale ?

Après le dramatique incendie qui a ravagé hier la cathédrale, "les Matins" font le point sur ce que l'on sait des causes de ce drame, sur l'estimation des dégâts et la reconstruction à venir. Mais aussi sur la symbolique de Notre-Dame de Paris et l'inquiétude pour l'orgue unique au monde[...]

https://www.franceculture.fr

 

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